Les douces brûlures d’Anna Haillot

J’ai écrit un jour à Anna : il y a tes photos dans tes phrases, et les images que tu crées sont un peu comme de douces brûlures. Mais ce n’est pas tant la chaleur de ce qui rougeoie dans son travail que je retiens, mais plutôt ce qui bout en elle dans son rapport sensible à la photographie et aux lieux. Elle évolue au cœur d’endroits qui lui procurent des sensations corporelles et ce sont ces perceptions qui lui permettent de créer des images. Dans le titre de l’édition Ancuei s’embrassoun, deman d’amassoun, proverbe niçois, j’entends les verbes s’embrasser ou s’embraser, c’est de cette manière que je perçois les photographies d’Anna. Comme un diaphragme qui se resserre pour ne laisser passer que certains rayons, plus doux, d’un soleil d’une trop grande violence. De ses yeux, elle balaie les paysages qui se calcinent tout en les regardant avec une grande tendresse et en essayant de garder ces images en mémoire. Comme le phénix qui renaît de ses cendres, Anna fabrique dans le charbon et y dépose des mots accompagnés de fragiles libellules. À l’aide d’un flash, elle brûle la pellicule en surexposant ce qui l’entoure pour éclairer les présences fantomatiques de la nuit. Des animaux reviennent ; chiens, renards, oiseaux, cigales et autres insectes mais aussi beaucoup de végétaux, arbres, fleurs, succulentes et plantes grasses. Du côté des humain.es, il n’y a que des silhouettes, des contours de corps, des mains, des torses ou des fragments de visages. C’est peut-être par fragments qu’Anna inspecte ce qui l’entoure, et ces bouts forment un plus grand tout, celui d’un regard sur la réalité d’une ère capitalocène. 

Anna Haillot recompose des lieux fictifs en s’appuyant sur la narration et les images, entre le réel et le virtuel. Elle utilise le mot  « contre-fantasme » pour parler de son rapport à l’espace méditerranéen, qui est au centre de ses recherches. Dans un climat nerveux, surveillé et sans cesse en changement, ce lieu paradoxal entre rêve touristique et danger imminent engendre « des désirs de fuite mais aussi l’envie de s’y éterniser »[1]. Dans le documentaire Du côté de la côte[2], Agnès Varda filme les portails des jardins privés, dont l’accès est réservé à quelques privilégié.es, qui se ferment à la fin de la saison estivale, et fait ainsi tomber le voile du fantasme balnéaire, éphémère. De la même manière que la cinéaste, Anna tourne son regard vers ce qui disparaît. Elle créé de nouveaux espaces hybrides en immortalisant des fugaces apparitions vouées à s’effacer. Même si les sujets sont bruts et non idéalisés, ils suscitent à la fois de l’amour et du désamour par les cadrages, les lumières et les couleurs qui sont devenus le langage pictural d’Anna. Ses images déploient des visions de fin du monde mêlées à une sensation d’unité avec l’univers qui pourrait rejoindre la notion de sentiment océanique. Quand je suis devant ses images et lorsque je lis ce qu’elle révèle dans ses récits, j’accepte de recevoir ces multitudes d’émotions contradictoires et presque mystiques.

Je me souviens d’un film qui avait convoqué tous mes sens. Le réalisateur, Oliver Laxe a dit qu’« un film, il ne faut pas le comprendre, il faut le sentir. Voyez ce film avec votre peau ». J’étais dans les montagnes de Galice en regardant Viendra le feu[3], j’ai respiré la chaleur des flammes et l’odeur des arbres brûlés, j’ai éprouvé la matérialité de la pellicule. De la même manière, je respire le pourtour méditerranéen, j’éprouve les problématiques des lieux qu’elle explore, je vois les oppositions d’un regard. La matérialité dans le travail photographique d’Anna Haillot se trouve dans les poussières sur la pellicule, dans le coloriage de son flash avec un feutre, dans les impressions sur tissus, dans la superposition d’images sur papier calque, et surtout, dans les accidents. Dans la pratique du glanage d’images, il y a des incertitudes et des surprises, et c’est peut-être ce qui semble attirer son regard. Elle suspend des éléments presque invisibles ou cachés, qui requièrent toute son attention. Cette très grande concentration à observer ce qui l’entoure relève de ce qu’elle appelle la « surcontemplation », Anna saisit les dernières lueurs des lucioles avant qu’elles ne s’éteignent dans la nuit noire. Elle dit d’ailleurs que « parfois, [elle] aimerait se projeter à l'intérieur d'un insecte ou d'une goutte de pluie[4] ». Ses séries sont peut-être la traduction de ces images rêvées et un langage pour dire le monde vivant qu’elle observe, de près ou de loin, mais dont elle se sent toujours proche.

Alexiane Trapp, 2023

 

[1] Propos de l’artiste.

[2] Du côté de la côte, documentaire d’Agnès Varda réalisé en 1958.

[3] Viendra le temps du feu, film d’Oliver Laxe réalisé en 2019.

[4] Propos de l’artiste issus d’un entretien avec PEP Photography Exploration Projet en 2021 ; https://www.pep.photography/news-anna-haillot

 

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